Il m’a semblé intéressant d’interviewer des « stars » sur leur orientation, leur parcours scolaire et leur choix de vie.
Attention, Mental’O n’a pas forcément ici la définition classique du mot « star ». Pour nous, il ne s’agit pas du dernier mannequin à la mode mais de professionnels référents dans leur domaine, voire de véritables génies, comme la première personne que j’ai eu l’honneur d’interviewer : Cédric Villani !
Qui est Cédric Villani ?
Cédric Villani est un mathématicien français, formé à l’École normale supérieure de Paris, actuellement professeur à l’Université de Lyon. Il a été professeur invité à Berkeley, Atlanta et Princeton. Spécialiste de l’analyse mathématique appliquée à la physique statistique des gaz et des plasmas, ainsi qu’à la géométrie différentielle non euclidienne, il a reçu de nombreuses récompenses dont la médaille Fields, décernée tous les quatre ans à quatre mathématiciens au plus, tous de moins de 40 ans, souvent décrite comme le Prix Nobel de Mathématiques. Respecté pour ses livres de synthèse et de vulgarisation, il a reçu le prix Doob de l’American Mathematical Society, un prix décerné tous les trois ans pour récompenser un livre d’une grande nouveauté et clarté. Il est membre de l’Académie française des sciences, ainsi que de l’Académie pontificale des sciences. En 2017, il est élu député à l’Assemblée nationale, où il y défend nombre de sujets ancrés dans la science et notamment l’écologie. Son rapport sur l’Intelligence Artificielle a été à la base de la stratégie française de l’IA. Il préside aussi l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, qui étudie toutes sortes de sujets dans lesquels une étude scientifique approfondie est obligatoire pour l’action politique. Ses livres grand public ont été traduits en 15 langues.
AR : Tout d’abord, Cédric Villani, je vous remercie d’avoir répondu favorablement à ma demande d’entretien et d’avoir choisi de le faire aujourd’hui, le 5 octobre, le jour de votre naissance … j’ai donc le plaisir de vous souhaiter un joyeux anniversaire !
CV : C’est vrai, c’est mon anniversaire aujourd’hui, j’ai 48 ans (sourire dans la voix).
AR : Quel genre d’élève étiez-vous ?
CV : Le genre 1er de la classe, très timide et avec une santé fragile. De caractère, j’étais plutôt introverti, inquiet, j’avais peur de me faire gronder. J’étais rêveur, créatif et très tourné vers les livres, il faut dire que je suis fils de profs de lettres. Des facilités dans toutes les matières… et très bosseur en prime. Sauf dans les arts manuels, où j’étais maladroit… et en sport, j’étais mauvais en sport. Pourtant j’ai fait de la compétition en tennis de table, mais à l’école j’étais peut-être entravé par ma timidité. De toutes les sciences, celle qui m’a toujours attiré passionnément c’était la biologie évolutive, à commencer par les dinosaures. Mais j’ai toujours été à l’aise en mathématique, et assez naturellement je me suis dirigé vers une section S, puis une classe préparatoire et j’ai intégré l’École normale supérieure en mathématique.
AR : Comment est née votre passion pour les mathématiques ?
CV : Je ne me suis jamais posé la question : d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé ça. J’avais un goût pour l’abstraction et la synthèse. Je me suis passionné pour l’art de la démonstration, que j’ai appris à l’école en classe de 4ème, c’est l’essence même de la mathématique. Une démonstration, c’est comme une énigme. Vous avez tous les ingrédients, il faut les arranger de la bonne façon. La solution ne viendra pas d’une expérience ou d’une nouvelle théorie, elle viendra de vous. Très tôt, j’ai eu mes carnets de théorèmes et démonstrations, mes bouquins d’exercices favoris — la plupart récupérés au marché aux puces par mes parents. J’avais mes livres et mes dessins animés de vulgarisation mathématique. En seconde, j’ai appris la pluralité des raisonnements : comment trouver plusieurs démonstrations pour un même résultat. C’était une époque passionnante. Je pouvais passer des jours et même des semaines sur une démonstration, notamment en géométrie euclidienne.
AR : Vous vous êtes ensuite épanoui dans vos études, votre personnalité s’est affirmée.
CV : Ma personnalité a changé, au moins en apparence, entre 17 et 20 ans. Classe préparatoire, puis Normale Sup’ : dans ces environnements j’ai pu assumer ma passion scientifique et mon profil, jusqu’à me retrouver franchement à mon aise en société. C’est aussi à Normale que j’ai construit mon code vestimentaire : j’étais très identifié pour ça. Je m’intéressais à tout : je montais des projets, je rédigeais des textes pour des journaux, j’ai été Président du Bureau des Élèves. À cette époque, je passais mon temps dans les soirées étudiantes, dans les cinémas et salles de concert, dans ma chambre à composer des anagrammes, dans les rues à jouer au jeu traditionnel de « La Traque », j’avais une communication plutôt déjantée et tout le monde me connaissait sous le nom de Marsu (Marsupilami). Pourquoi le Marsu ? Sans doute parce que j’étais toujours en mouvement, bondissant, et la consonance du mot rappelle mon nom : Villani.
AR : Puis, vous avez continué votre parcours dans la recherche.
CV : Chercher la bonne démonstration, c’était une passion très tôt, je vous l’ai raconté. Mais la vraie recherche, de niveau international, on la découvre quand on fait sa thèse. Pour moi cela a été une révélation. La découverte de la vie des chercheurs, souvent en voyage, dans une communauté internationale. J’ai vécu trois semestres en professeur invité aux États-Unis, j’ai enseigné dans des dizaines de pays… je pouvais voyager dans 25 pays sur une seule année. En anglais bien sûr ! Avec un fort accent frenchy… qui n’a jamais gêné ni mes élèves ni mes collègues, mais qui m’a valu de me faire chambrer par mes enfants (plus à l’aise que moi) et sur les réseaux sociaux. J’ai depuis radicalement changé mon approche des voyages scientifiques… crise climatique oblige ! Dans la recherche, on vibre de plusieurs façons. On doit identifier les bons problèmes, ceux qui sont importants et résolubles. On doit se concentrer sur les problèmes, c’est comme une obsession que l’on déclenche sur mesure. Ce n’est qu’en mathématique que l’on peut s’approprier complètement un problème, sans dépendre des lois de la physique.
AR : Vous comparez souvent les mathématiques à la poésie, expliquez-nous pourquoi.
CV : Oui, mathématique et poésie se rejoignent sur la façon de s’accommoder des contraintes. Il y a une sorte de grammaire qu’on doit respecter et c’est dans le respect des contraintes que se déploie la créativité. Pas de contraintes, pas de créativité, c’est bien connu ! Mais aussi, la mathématique croit dans le pouvoir des idées, des mots évocateurs, dans la possibilité de recréer un monde à part entière, inspiré du réel mais différent. Dans un poème, dans une équation, ce sont des représentations du monde qui s’expriment. L’inspiration créatrice est quelque chose de très connu et étudié aussi bien en poésie qu’en mathématique.
AR : Quelle est la part de l’inspiration, de la créativité, dans votre démarche intellectuelle ?
CV : Une grande part ! Vous savez, l’imagination est la première qualité en mathématique… toute votre carrière de recherche, on la jugera sur la capacité que vous avez eue à imaginer des choses que les autres n’ont pas vues. Bien sûr, l’imagination n’est pas suffisante. Il faut aussi de la ténacité et de la rigueur. Et il faut s’appuyer sur des ressorts évocateurs, se forger une intuition, cheminer dans une construction logique. Au départ, il y a souvent une impulsion, un concept, une vision ; cela peut être un éclair, et il faut des années pour l’approfondir. Parfois en vain, parfois avec succès. Comme le disait Henri Poincaré : « C’est avec la logique que nous prouvons et avec l’intuition que nous trouvons ».
AR : Quels conseils donneriez-vous à un enseignant ou à un parent pour aider un enfant à se réconcilier avec les maths ? Est-ce que manipuler des objets vous semble utile ?
CV : La chose la plus importante, c’est de donner ou redonner confiance. Un enseignant doit avoir cela comme premier objectif : donner confiance à l’enfant ! Ne pas se désoler si l’enfant ne parvient pas à maîtriser le concept : en vrai les concepts mathématiques sont très difficiles. Il a fallu des millénaires pour introduire le zéro ! Il a fallu des génies pour concevoir les nombres complexes. Aujourd’hui ce sont des intuitions que l’on demande à des adolescents, il faut être indulgent et bien leur faire sentir que cela demande de grands efforts pour qu’ils puissent les maîtriser. Des efforts qui valent la peine ! Après… pour la méthode, je ne vais pas me lancer dans un cours, mais le triptyque manipulation-dénomination-abstraction a fait ses preuves. On peut partir d’un ancrage dans le réel, avec des mises en situation, c’est intéressant mais pas une panacée : à la fin, la mathématique, c’est de l’abstraction. Et la façon de toucher les structures sous-jacentes au monde.
AR : Voulez-vous nous dire quelques mots de votre engagement en politique ?
CV : C’est un engagement à la fois logique et inattendu. Logique parce que, dès après ma médaille Fields, je me suis retrouvé très impliqué dans quantité d’affaires sociales — des présidences d’associations, des directions d’Instituts, des cycles de conférences, etc… et des activités politiques aussi, en particulier le militantisme pour le fédéralisme européen, qui m’a mené à faire partie des tout premiers conseils scientifiques de la Commission européenne. C’était, si vous voulez, comme une lointaine résurgence de mes activités sociales à Normale Sup, mais à l’échelle européenne et avec une base scientifique. Mais c’était inattendu aussi parce que je n’avais vraiment pas prévu de me lancer dans la politique nationale, avec son flot de polémiques et de chaos. Je me voyais peut-être, un jour, député européen… le sort, avec l’incroyable histoire de l’élection de 2017, en a décidé autrement. Cet engagement m’a permis de comprendre et d’apprendre quantité de choses sur la société, et m’a fait rencontrer quantité de personnes engagées, et de belles personnes qui ont fait route avec moi de tout leur cœur. Il m’a aussi permis quelques réalisations dont je suis fier — mon apport à la déclaration du Président sur le mathématicien et militant Maurice Audin et la torture pendant la guerre Algérie ; mes rapports sur l’intelligence artificielle, sur la recherche, sur l’enseignement mathématique ; mon engagement au service de la condition animale ; mes prises de parole dans quelques situations tragiques du point de vue des droits humains… Cet engagement politique m’a aussi amené dans des situations confuses, voire terribles. Mais comme disait Mandela, « Je ne perds jamais : soit je gagne, soit j’apprends. »
Interview réalisée par Armelle Riou, le 5 octobre 2021